35.
Le Gebel el-Zeit était un petit massif montagneux à l’écart des pistes caravanières. À trois cents kilomètres de Thèbes, dominant l’accès au golfe de Suez, très isolé, le site n’était exploité qu’assez rarement, lorsque se faisaient sentir les besoins en galène. Daktair avait entendu certains mineurs prétendre qu’elle était aussi précieuse que l’or, et cette perspective le faisait saliver. Il comprenait mieux pourquoi l’orfèvre Thouty était venu plusieurs fois dans cet endroit perdu, mais il ignorait encore l’usage que faisait la confrérie de ce matériau rare.
— Rendons d’abord hommage à la déesse Hathor et demandons-lui sa protection, ordonna Thouty.
Daktair pesta contre cette perte de temps, mais il savait qu’éradiquer les vieilles superstitions ne serait pas une entreprise facile. Tous les membres de l’expédition se recueillirent devant de sobres stèles dressées en face de petits sanctuaires en pierre sèche édifiés parmi les habitats sommaires qu’occupaient les mineurs pendant leur séjour au Gebel el-Zeit. Chacun fit une offrande à la déesse, qui une amulette, qui un scarabée en faïence, qui une statuette de femme en terre cuite, qui un morceau d’étoffe de lin, et l’on vénéra aussi les dieux Min, protecteur des explorateurs du désert, et Ptah, le patron des artisans.
Le rituel achevé, Thouty répartit les tâches. Il envoya cinq prospecteurs chasser la gazelle, cinq autres pêcher et ramasser des coquillages, et il désigna deux intendants qui formèrent des équipes de nettoyage pendant que l’on commençait à décharger les ânes et que les soldats se mettaient en position pour assurer la protection du site.
Paneb fut chargé de distribuer des outils de pierre, pics et percuteurs, la plupart en basalte, et de choisir une vingtaine de mineurs dont le voyage n’avait pas entamé l’énergie pour se rendre à la mine, distante de trois kilomètres des habitations et des sanctuaires.
Surpris par l’efficacité des deux artisans, Daktair ne savait plus où donner de la tête pour ne rien perdre de leurs mouvements. À un moment ou à un autre, ils devraient bien dévoiler le but de leur mission et, par là même, le secret dont le savant désirait tant s’emparer.
— Allons-y, décida Thouty ; que le repas soit prêt quand nous reviendrons.
Daktair se joignit à l’escouade qui se dirigea vers la mine ; ni Thouty ni Paneb ne lui prêtèrent attention.
Plus on approchait du but, plus le savant remarquait l’abondance de minéraux étranges, les uns gris bleuâtre, les autres très foncés. Il n’avait jamais rien vu de semblable et il eut une autre surprise en découvrant la mine, dont une partie était à ciel ouvert et l’autre souterraine. Orientés nord-sud, les filons de galène avaient été détectés en surface, puis l’on avait creusé des galeries jusqu’à trente mètres de profondeur. L’un des points d’attaque d’un filon particulièrement riche se trouvait même à cent mètres au-dessous de l’air libre et il se présentait sous la forme d’un étroit boyau que seul un mineur peu corpulent pouvait emprunter.
Daktair était excité comme au seuil d’une grande découverte.
— Ces roches... c’est de la galène ?
— La galène est un sulfure de plomb gris bleuâtre, précisa Thouty. Les roches qui varient du brun foncé au noir sont du bitume. Tu veux visiter une galerie ?
— Bien sûr que oui !
— Tu risques de te salir... Vu ta corpulence, nous ne pourrons entrer que dans une salle suffisamment large.
Fasciné, Daktair aurait suivi l’artisan jusqu’au bout de la terre, mais la descente ne fut pas facile, et Paneb dut même le rattraper par la taille alors qu’il entamait une glissade dangereuse.
La précédente expédition avait bien travaillé en créant des salles assez hautes pour que l’on s’y tînt debout. Des orifices de ventilation, d’un diamètre d’une trentaine de centimètres, étaient disposés de manière à produire un courant d’air permanent.
Avec un pic, un mineur arracha un peu de minerai qu’il concassa pour extraire de leur gangue des pépites de galène.
— Voici ce que nous rapporterons à Thèbes, révéla Thouty.
— Pour quels usages ?
— Le bitume sert à imperméabiliser les silos, à calfater certains types de bateaux, à sceller des couvercles de jarre et à emmancher des outils. Appliqué en cataplasmes, il se révèle efficace contre la toux. Quant à la galène, elle nous offre un produit précieux entre tous : le cosmétique qui permet à nos élégantes de farder leurs yeux. Nos épouses en sont friandes et, à lui seul, il justifie notre voyage.
Tant de cachotteries pour si peu... Daktair était cruellement déçu. Mais il ne pouvait écarter l’hypothèse la plus vraisemblable : les deux artisans se moquaient de lui et lui mentaient de manière éhontée.
Se gardant bien de manifester sa méfiance, il assista au travail des mineurs, se déplaça à sa guise dans les galeries accessibles et se risqua même dans un boyau qui venait d’être creusé, sans parvenir à y découvrir quoi que ce soit d’insolite.
Se désintéressant des affreuses pépites de galène, il épia les faits et gestes de l’orfèvre et de son compagnon qui, malheureusement, se répartissaient les tâches et ne se retrouvaient qu’à la nuit tombée dans leur petite cabane pour y dormir sur deux solides nattes de voyage. Comment savoir ce que faisait Paneb quand Daktair observait Thouty, et réciproquement ? Le savant avait bien réussi à soudoyer deux mineurs, mais ils ne lui fournissaient que des renseignements sans intérêt.
Sous la direction de Thouty, on extrayait de la galène ; sous celle de Paneb, on inventoriait les pépites, on les rangeait dans des paniers en prévision du transport, on nettoyait et on réparait les outils.
À chaque instant, les deux Serviteurs de la Place de Vérité utilisaient leur expérience d’hommes de chantier. Ils organisaient le travail en s’adaptant aux conditions particulières de chaque journée et en économisant au maximum les efforts des ouvriers, ce qui leur valait une popularité croissante.
Dans le cas où le secret ne concernerait qu’un produit de beauté et un adhésif d’un emploi restreint, les efforts déployés n’étaient-ils pas dérisoires ? Daktair refusait d’admettre qu’il s’était trompé. La Place de Vérité était une institution trop importante pour se livrer à des activités aussi futiles. Si les deux artisans encadraient cette expédition avec des consignes précises de leur maître d’œuvre, s’ils avaient quitté leur village en sachant que leur visage et leur nom seraient désormais connus, ce ne pouvait être sans raison sérieuse.
Aussi Daktair changea-t-il de stratégie. Pendant la journée, il s’accorda de longues périodes de repos ; la nuit, il resta éveillé pour observer la cabane des deux artisans, avec l’espoir qu’ils se trahiraient enfin.
Après trois veillées interminables, sa patience fut récompensée.
Alors que le campement était plongé dans le sommeil, Paneb et Thouty s’en éloignèrent sans bruit et ils prirent la direction de la mine.
Daktair les suivit.
Ils contournèrent l’un des postes de garde et ils bifurquèrent vers une butte qui ne se trouvait pas dans la zone exploitée.
Daktair hésita. Il risquait de trébucher et de se faire repérer. Incapable de se défendre contre le jeune colosse, le savant serait une proie facile. Mais c’était sa seule chance de découvrir ce que tramaient les artisans.
Par bonheur, ils ne hâtaient pas l’allure, comme s’ils hésitaient sur le chemin à suivre. En réalité, ils devaient éviter les sentinelles. Les deux hommes passèrent loin derrière la dernière qui ne les aperçut pas et ils commencèrent l’ascension de la butte.
Daktair les imita.
Soudain, ils s’immobilisèrent comme s’ils se heurtaient à un adversaire invisible. Paneb s’écarta de Thouty et il ramassa une pierre. Quand il leva le bras, Daktair crut que le jeune colosse allait assommer son compagnon. Avait-il décidé de se débarrasser de lui pour s’emparer seul du trésor ?
Paneb jeta avec violence la pierre devant lui, et les deux hommes continuèrent.
Quand le savant passa à l’endroit où l’incident s’était produit, il vit le cadavre d’un cobra noir, la tête fracassée. La peur lui serra la gorge. D’ordinaire, personne ne se déplaçait la nuit dans le désert, domaine des reptiles et des scorpions.
Ses pieds portaient Daktair malgré lui. S’il persistait, c’était parce qu’il se sentait incapable de retrouver son chemin jusqu’au campement. Il n’osait plus regarder autour de lui et fixait le dos des artisans, avec la crainte d’entendre un sifflement sinistre.
L’ascension de la butte fut pénible. À deux reprises, Daktair faillit glisser sur des roches humides.
Parvenus au sommet, les deux hommes disparurent.
« L’entrée d’une mine, pensa le savant ; ils ont dû s’engouffrer dans une galerie où est caché le trésor qu’ils doivent rapporter à la confrérie. »
Oubliant les serpents, les pierres glissantes et le désert hostile, Daktair se hissa jusqu’au sommet.
À plat ventre, il les aperçut.
Il n’y avait pas d’entrée de mine, mais une sorte de cratère qu’observaient Thouty et Paneb. Mais qu’y avait-il donc à voir ?
Daktair écarquilla les yeux en pure perte. Les deux hommes ne s’étaient-ils pas égarés ?
Ce ne fut pas un sifflement de serpent qui glaça le sang du savant, mais celui d’une flèche qui lui frôla la tempe en traçant un sillon sanglant.
À peine se retournait-il que Daktair vit se précipiter vers lui trois hommes armés de poignards.
— Au secours ! hurla-t-il.